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LA PERSONNE MORALE « DÉPERSONNIFIÉE » |
La fin d’année 2020 a été marquée par un important revirement de jurisprudence en droit pénal des affaires (Cass. crim., 25 nov. 2020, n° 18-86.955). L’idée classique selon laquelle une société absorbante ne pouvait pas être pénalement poursuivie par la société absorbée n’est plus vraie. Cette évolution va sensiblement marquer l’orientation des audits de risque, puisqu’au risque civil s’ajoute désormais un risque pénal, même commis par une personne morale distincte !
LES FAITS
En l’espèce, un incendie avait frappé en 2002 les entrepôts de stockage d’archives d’une société. Celle-ci avait alors fait l’objet de poursuites du chef de destruction involontaire de bien appartenant à autrui par l’effet d’un incendie provoqué par manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi. Or, quelques mois avant l’audience devant le tribunal correctionnel, une fusion-absorption était intervenue. C’est ainsi que les parties civiles firent citer à comparaître la société absorbante. La juridiction de première instance ordonna alors notamment un supplément d’information afin de déterminer les circonstances de l’opération de fusion et de rechercher tout élément relatif à la procédure en cours. En appel, la décision fut confirmée, ce qui donna lieu à un pourvoi formé par l’absorbante.
À cette occasion, la question suivante se retrouvait posée : sous quelles conditions, en cas de fusion-absorption, la société absorbante peut-elle être condamnée pénalement pour des faits commis, avant la fusion, par la société absorbée ?
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LA SOLUTION
Par son arrêt du 25 novembre 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence remarqué. Désormais, l’absorbante peut, à certaines conditions, être pénalement condamnée pour des faits commis par l’absorbée avant la fusion. Corollairement, la personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière, qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, peut donc se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer. |
LA JUSTIFICATION
Le droit français admet depuis plus de 20 ans la responsabilité pénale des personnes morales. Pour autant, la transmission du passif pénal à l’occasion d’une opération de fusion était jusque-là traditionnellement rejetée (Cass. crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742 – 14 oct. 2003, n° 02-86.376 – 9 sept. 2009, n° 08-87.312). Cette solution trouvait sa justification dans le principe de personnalité des peines (CP, art. 121-1). La personne morale de l’absorbée ayant disparu, cette disparition était assimilée au décès d’une personne physique entraînant l’extinction de l’action publique (CPP, art. 6). Prévalait donc une conception anthropomorphique à travers laquelle la réalisation d’une fusion permettait à l’absorbée d’échapper à sa responsabilité pénale.
Depuis 2015, une divergence existait avec la CJUE (CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho). Pour cette dernière, l’article 19, § 1er, de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 concernant les fusions des sociétés anonymes, codifiée par la directive 2011/3/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011, devait s’interpréter comme entraînant « la transmission, à la société absorbante, de l’obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion ». En dépit de cette évolution, la Cour de cassation avait quant à elle réaffirmé sa position, l’article 121-1 CP étant un fondement clair et précis (Cass. crim., 29 juin 2016, n° 16-90.009). Le droit français se trouvait alors en contradiction avec le droit de l’UE et l’obligation de chaque État membre de mettre en œuvre les directives prises par les institutions de l’Union (article 291, § 1er, TFUE ; Cons. const., 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, cons. 7). Une première justification de cette solution réside donc dans la nécessité de mettre le droit français en conformité avec le droit de l’UE.
De son côté, la CEDH avait ouvert une autre brèche, retenant en 2019 que l’application d’une amende civile à une société absorbante pour des actes restrictifs de concurrence commis par la société absorbée avant la fusion ne portait pas atteinte au principe de la personnalité des peines (CEDH, déc., 24 oct. 2019, n° 37858/14, Carrefour France c. France). Cette solution trouvait son fondement dans une approche non pas anthropomorphique de la société, mais économique. Il existe en effet une continuité économique entre l’absorbée et l’absorbante, impliquant que la personne de la première n’est pas véritablement différente de celle de la seconde. Faisant sienne cette approche économique, la Cour de cassation considère à son tour que la société absorbante n’est pas « distincte de la société absorbée, de sorte que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ne s’oppose pas à ce que l’article 121-1 du code pénal soit désormais interprété comme permettant que la première soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la seconde avant l’opération de fusion-absorption ». Mais encore « l’article 6 du code de procédure pénale, qui ne prévoit pas expressément l’extinction de l’action publique lors de l’absorption d’une société, ne s’oppose pas non plus à cette interprétation ». Cette disparition d’un éventuel obstacle issu du droit européen à une nouvelle interprétation de l’article 121-1 CP constitue la deuxième justification de la solution retenue.
Enfin, l’idée d’une nécessité de la répression sous-tend également la solution retenue. Comme l’avait affirmé la CJUE, « si la transmission d’une telle responsabilité était exclue, une fusion constituerait un moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle aurait commises, au détriment de l’État membre concerné ou d’autres intéressés éventuels ». Or pour la chambre criminelle, « En l’état actuel du droit interne, l’interprétation de l’article 121-1 du code pénal autorisant le transfert de responsabilité pénale entre la société absorbée et la société absorbante est la seule voie permettant de sanctionner pécuniairement la société absorbante pour des faits commis avant la fusion par la société absorbée ».
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LA PORTÉE
Cette solution peut être présentée comme ayant une double portée : une de principe, restreinte, et une exceptionnelle, élargie.
Par principe, une triple limitation encadre la solution consacrée. Celle-ci concerne les fusions mettant en présence les sociétés qui entrent dans le champ de la directive du 14 juin 2017 (dir. 2017/1132 du 14 juin 2017, art. 871), c’est-à-dire les sociétés par actions, et qui entraînent la dissolution de la société absorbée. En outre, seules sont concernées les peines de nature patrimoniale, soit une amende ou une confiscation de bien, la solution étant fondée sur le principe de transmission universelle du patrimoine à l’absorbante. Enfin, ce revirement de jurisprudence n’est applicable qu’aux opérations de fusion conclues après le 25 novembre 2020, date du présent arrêt, conformément au principe de prévisibilité juridique issu de l’article 7 de la CEDH. Ainsi les opérations de ce type conclues antérieurement ne sont pas concernées.
Par exception, le champ de cette solution se trouve élargi en présence d’une fraude, c’est-à-dire lorsque l’opération de fusion-absorption a pour finalité de faire échapper l’absorbée à sa responsabilité pénale. Dans ce cas, peu importe que l’opération entre dans le champ d’application de la directive de 2017. Il est donc indifférent que l’absorbante soit une société par actions ou non, pour que la sanction soit appliquée. Mais encore, le principe de transmission universelle du patrimoine n’entrant en l’occurrence pas en ligne de compte, toute sanction applicable à une personne morale peut cette fois être prononcée. Cette exception ne constituant pas un revirement de jurisprudence, elle est applicable y compris aux opérations de fusion conclues avant l’arrêt du 25 novembre 2020.
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TABLEAU RÉCAPITULATIF
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© 2021 JULIEN GASBAOUI |
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